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Entre 1940 et 1945, il y eut dans notre pays mille façons de souffrir et de mourir. Chaque victime a pris depuis sa densité historique mais il ne suffit pas d'être mort les armes à la main pour occuper un rang d'égal mérite sur les arcs de triomphe. Quoi de commun dans les livres d'histoire, les évocations littéraires ou cinématographiques entre la mort d'un GI sur les plages normandes, celle d'un biffin des Ardennes tentant de contenir le déferlement des Panzers sur la Meuse et celle d'un maquisard en sabots du Vercors, de Saint-Marcel ou de Chauvé ? La gratitude et la gloire accompagnent le premier alors que l'oubli, teinté au mieux de commisération, recouvre peu à peu le souvenir des derniers. Quant à la souffrance des civils, on n'a inventé jusqu'ici nulle médaille ou commémoration pour la distinguer ou la reconnaître. La Libération revêtit elle-même des formes si diverses : celle de l'exaltation et de l'euphorie parisienne, de la destruction et du deuil de masse dans les ruines des villes normandes ou de Royan, et celle de l'épuisement d'un siège quasi médiéval dans la Poche de Saint-Nazaire... C'est à la mémoire de ce siège et aux années qui le précèdent qu'est consacré cet ouvrage.
Après-midi caniculaire de juillet. Un témoin entre cent... " Ah ! C'est toi qui écris un livre sur la Poche " ! Il traverse la cour d'une démarche hésitante et se réfugie dans l'ombre de la cuisine où il relève sa casquette, écarte papiers, journaux et reliefs de repas pour faire une place où poser le cahier... Un autre, sur le seuil de sa maison, les traits tirés par les rhumatismes de la nuit : " Je vous attendais ". La table du salon déborde de correspondance, photos et dossiers poussés en liasses successives : " Emmenez tout ça, vous prendrez ce qui vous intéresse "... Celui-ci plongé dans un livre, à l'abri d'un muret dans le parc de la maison de retraite ; après une dernière salve de mots à travers son Parkinson, il reprend son souffle, épuisé ; la cloche du repas retentit : " Ah ! J'en aurais encore à te raconter "... Celui-là, 89 ans, le teint frais, l'œil malicieux, droit comme un I ; à moitié content de la visite car il n'a pas fini de tailler sa haie.
Avant de faire surgir des attelages cahotants de ses encres colorées, le vieux peintre autodidacte a tenu les outils du forgeron carrossier, et avant encore, le fusil FFI ; pour lui, pas besoin d'en rajouter : " Nous, on a fait la guerre avec un fusil mais on n'est pas des héros, les civils ont souffert plus que nous "... Ici, il a fallu baisser le front sous le linteau de la cave où sont clouées les plaques émaillées du comice agricole ; sur une planche, des munitions et des douilles d'obus oxydées, des casques des deux guerres, des reliques d'avion, un mauser rouillé. " Excuse-moi, je t'ai même pas payé à boire ", avant de retourner deux verres sur un billot de chêne... Là, les salutations se font par-dessus la clôture d'un potager où prospère de quoi nourrir une famille nombreuse... ou une bande de FFI affamés, comme jadis ; désormais, c'est pour les enfants et les petits-enfants mais il ne les voit pas souvent !
Ailleurs, il faut soutenir un regard brillant au fond d'un visage émacié, en plein combat contre le cancer : " Quand les Allemands sont arrivés, j'étais pas bien grand, quand ils sont partis, j'étais un homme "... Celle-ci vient d'évoquer la mémoire du frère tué au Boivre et sa propre jeunesse de domestique ; la suivre maintenant dans un petit tour de jardin, cabanes et appentis : " Je fais encore ma lessive à la main, voilà la lessiveuse "... Une autre retourne inlassablement à son armoire d'où elle extrait vieux journaux, lettres et ausweis ; vérifiant les dates, les prénoms et les prix : " Quand on ne sait pas, vaut mieux rien dire " ; à la troisième visite, elle se moque de quelques naïvetés historiques : " vous avez écrit que Germaine tricotait en gardant ses vaches. Impossible, c'était un dimanche ! "... Une autre lâche sa bêche, s'essuie le front, fait les honneurs de ses rosiers et de ses parterres où l'herbe pousse trop vite ; paysanne de 84 ans, toujours sur la ferme avec le fils : " Moi, j'aime bien parler de cette époque-là, c'était ma jeunesse "... Une encore, à petits pas vers sa chaise, s'aidant de sa canne : " Faut pas que je tombe ; j'ai 93 ans et j'ai eu quatorze enfants, voyez que ça fait point mourir ! C'que j'en ai eu du mal à les habiller pendant la guerre ! " ... Celle qui fouille entre draps et serviettes, retrouvant la boîte avec la photo du Pierrot, le gamin tué par les mines... L'opérée de la hanche pour la sixième fois, jambe sur une chaise : " à cette époque-là, je courais plus vite que maintenant ".
Photo de couple, bien droits devant la maison : le réfugié nazairien de 43 et la petite paysanne, côte à côte depuis la guerre ; la semaine prochaine, il sera foudroyé par une hémorragie cérébrale... Giboulées de novembre, fin d'après-midi ; assise dans l'ombre de la cuisine sans feu ni lumière, elle a sorti une bouteille de vin rouge et la boîte de galettes Saint-Michel ; décidément, la lumière du bon Dieu ne suffit plus, il faut sortir sur le seuil pour reconnaître les cousines sur la photo de mariage : " Maintenant que vous le dites, c'est vrai que Simone et Louisette se ressemblent un peu " !
Rendez-vous après l'infirmière, le kiné ou la sieste. " Pas jeudi, je vais à l'hôpital de Saint-Nazaire pour changer ma pile ". Au cours de ces trois ans, le cahier inlassablement posé au coin de la toile cirée ou du formica. La photo des enfants sur le buffet, le chien endormi au creux du fauteuil. La canne à portée de main, souffle court, visages marqués, mains déformées, blessures de guerre parfois, déplacements économes. " Comment va la santé ? " Réponse déjà inscrite dans les corps et les regards.
Mémoires véloces, souvenirs précis comme vécus la veille ; souci du détail - dates, noms et lieux - téléphonant le lendemain : " C'était pas Josette mais Louise. Pas à l'été 43 mais 44 "... Mémoires en pointillé, tournant en boucle ou à jamais effondrées.
Presque centenaires ayant connu deux guerres, jeunes retraités de 70 ans dont les galoches s'aventuraient où les grands n'osaient pas, l'œil et l'oreille à tout, enregistrant couleurs, odeurs et bruits qui impressionnent l'enfant mais glissent sur l'adulte. Celle qui en a trop vu ou trop dit mais n'en dira pas plus. Celui dont la parole a été trahie ou déformée, celui qui connaît ses souvenirs par cœur et les a déjà racontés dix fois à l'historien ou au journal local pour la décade anniversaire... " Il y a 40 ans, la catastrophe du Boivre... Il y a 50 ans, la Poche ". Celle qui a déjà noté sur une page de cahier noms et dates, appelé untel pour vérifier. Celle dont le père a caché Pollono. Celui qui s'étonne de cette question déjà posée : " ça, je te l'ai dit la dernière fois. J'y reviens pas, ce qui est dit est dit. Il y en a peut-être qui disent autrement, mais moi c'est ce que j'ai vu ! " Le taiseux et le méfiant : " J'ai rien à dire. Pourquoi vous brassez tout ça ? C'est de l'histoire ancienne ! " La gardeuse de secret baissant la voix après une confidence livrée à contre cœur... " Vous me demandez pas son nom ? "
Parfois, une heure suffit mais le plus souvent c'est trois, et il faut revenir. Très peu d'entretien sans larmes et pas seulement à propos des deuils, des combats ou des accidents de guerre. Blessures cachées, chagrin refoulé, rancœur remâchée. Lâchement concentré sur la pointe du stylo, il faut respecter le débit perturbé, le soupir, l'hésitation ou le refus d'aller plus loin. Souvent l'œil et la voix se voilent, hommes ou femmes. Eau lustrale accumulée au fil des ans et perlant sous la paupière à l'évocation d'un prénom ou d'une circonstance. Une fois la main ou le mouchoir passés sur les rides, un soulagement et une parole plus libre. On pleure rarement sur soi mais sur la mort ou la souffrance d'un proche, parent, ami, voisin... " La pauvre mère... Mon pauvre frère... Le pauvre Louis... " ! On est parfois rappelé le lendemain : " Ce que je vous ai dit là, faut pas en parler. Les gens vont dire : pour qui elle se prend celle-là ? Y'a qu'elle qui a connu la guerre ? " Parfois il faut consentir mais pas avant d'avoir résisté : " Je ne dirai rien sans votre accord mais à mon avis vous devriez accepter que j'en parle. Soixante après c'est le moment ou jamais. "
La plupart des personnages de ce récit prennent la parole sous leur véritable identité. Ils n'ont pas tous vécu des aventures trépidantes ou édifiantes mais se sont contentés d'entremêler le malheur avec les petits bonheurs du jour. Les rivalités et les jalousies affleurent parfois ; on parle alors à demi-mots : celle-là, elle ne changeait pas de trottoir quand elle croisait un officier ; celui-là, il n'en menait pas large quand on l'a fait poireauter devant la barrière du poste ; ceux-là, on sait bien avec quoi ils se sont payés une auto après la guerre. On a surpris untel à voler des tuiles sur un toit, un autre a emporté la lessiveuse, un troisième rajoutait de l'eau dans son lait, un dernier tuait les veaux dans les champs et mettait ça sur le dos des Boches ! Du vrai, du faux, du trop beau pour être vrai, de l'arrangé. Il faut trier et en laisser beaucoup, déjà raconté ailleurs ou vécu partout et par tous et, après avoir recoupé et vérifié, ne pas prétendre à la vérité cristalline. Se contenter peut-être du climat d'une époque.
Mais une fois recueilli le récit polyphonique, comment resituer l'anecdote dans sa trame historique, la croiser avec d'autres expériences, confronter les mémoires entre les villages, les familles, les générations ? La même scène ou le même événement n'ont pas la même couleur selon que l'on est homme ou femme, adulte ou enfant, paysan, ouvrier ou réfugié, ancien de 14-18, godelureau de 16 ans, réfractaire, STO, prisonnier ou résistant... Et a fortiori Français ou Allemand.
Soixante après, sans doute est-il plus facile pourtant d'organiser cette confrontation des mémoires singulières ? On soupçonne par exemple le maquisard d'avoir fait peu de cas des risques ou des destructions dans lesquels il entraînait le civil, mais celui-ci est accusé en retour d'avoir parfois pactisé avec le soldat allemand couchant sous le même toit. De gré ou de force, nourrir l'ennemi, favoriser sa fuite ou sa désertion, passe encore ! Mais écouter son vague à l'âme et ses chagrins, le plaindre parfois, panser ses blessures !
On a vendu des œufs et du lait aux Allemands, du vin, de la viande, des patates ; on a parlé avec eux de la pluie et du beau temps et échangé des nouvelles de la famille... Mais on ne leur a donné ni hommes ni renseignements. Au contraire, chaque fois que cela fut possible, on a signalé aux FFI les positions et les déplacements de l'ennemi, on a caché les réfractaires ou on les a aidés à franchir les lignes pour rejoindre le maquis, comme on a aidé et protégé les aviateurs abattus. Le rationnement a été organisé, accepté et dans l'ensemble respecté. Malgré le marché noir, les prix n'ont pas flambé. Les évacuations de ville bombardées ou menacées, les exodes de villages se sont déroulés sans panique, les solidarités familiales ou entre ville et campagne ont joué à plein et permis d'héberger et de nourrir la plus grande partie des réfugiés. Ce sont là les traits dominants.
Les petites lâchetés, les compromissions ou les complaisances reprochées à certains individus, certains villages ou parfois même à l'ensemble de la Poche, tout cela relève d'un mauvais procès visant à faire porter à la victime la responsabilité de son malheur. Les neuf derniers mois s'accompagnent, outre les privations, d'un sentiment d'abandon et d'isolement... Le reste de la communauté nationale, toute à son euphorie reconstructrice, nous a laissé tomber ! à une angoisse diffuse s'ajoute la sensation d'une injustice et d'un désamour - sentiments d'ailleurs partagés à la fois par les civils et par les maquisards contrôlant les lignes.
Combien aujourd'hui de plaques et d'ex-voto ternis, de noms oubliés et d'anniversaires sans fleurs ni couronnes ? La traversée de ces villages et de ce bocage résonne parfois d'un étrange silence brusquement déchiré par le grondement d'un tracteur ou d'un bulldozer. On quitte alors cette verdure désertée pour des lotissements, des parkings, des boulevards de mer, des échangeurs et des quatre-voies bordées de supermarchés. Seuls les anciens se rappellent encore : là, un camp de Russes blancs, ici un poste allemand, là un barrage, un pont effondré, le marais étincelant au soleil, cette route inondée, ce champ hérissé de poteaux. Ici des obus sur la grange, l'épave d'un bombardier, là un Allemand descendu, ici deux FFI. Ronce sur les pierres et sape de la vague sous les blockhaus. Faut-il conserver le cormier des pendus du Moulin-Neuf ? La volée de marches envahie de feuilles mortes de la cave du Prieuré où on releva le petit Sculo ? Le pin parasol de l'Ennerie où fut mitraillée la vigie allemande ? Les blockhaus du Plessis ? La crémaillère de l'ancien touque du Boivre ? Faut-il redorer les lettres gravées dans le granit bleu du monument de l'Ermitage ? Un jour, les enfants de 40 s'éteindront aussi un à un et ces traces n'auront plus de sens pour personne. Peut-être l'empreinte des mots sur ces pages !
Il faudrait encore illustrer ce récit de quelques photos sépia... Une foule résignée où se faufilent des roublards et des trafiquants ; des miliciens à brassard sautant d'un camion ; un groupe de résistants à croix de Lorraine braquant leurs armes et leurs regards de braise ; des soldats crottés se canardant à travers une haie - au fond brûle une ferme... Un groupe de marcheurs en sabots et de cyclistes à pneus pleins ; des femmes encombrées de gosses et de valises ; un accordéoniste précédant un cortège de mariage ; beaucoup de cultivateurs, le béret sur l'oreille et la pelle sur l'épaule ; un gendarme sur sa moto ; un carré de jeunes bouchers, couteaux à la ceinture ; une bergère et son troupeau...
Michel Alexandre Gautier
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